samedi 1 août 2009

Les très suaves heures de l'histoire contemporaine : le jour où Barbra Streisand perdit pied.

Barbra Streisand, dont il est inutile de faire ici ne serait-ce qu'une micro biographie, ce serait un affront pour les suaves visiteurs que vous êtes, fait partie de cette catégorie de stars que nos amis anglo-saxons appellent des "control freaks", plus communément en Français les "je veux m'occuper de tout" ou les "tout passe par moi". D'autres termes peuvent venir à l'esprit mais ils n'ont pas leur place sur Soyons-Suave. Etre un "control freak" peut être considéré comme une grande névrose, disons que cela permet en tout cas à l'individu qui en souffre de ne jamais être surpris puisqu'il contrôle tout.


En 1963, Barbra Streisand n'a que 21 ans et son statut de nouveau phénomène de la scène musicale américaine lui permet déjà d'avoir certaines exigences, comme par exemple lors de ses participations à des show de variété à la télévision où son "je veux du thé et il n'a pas intérêt d'être en sachet" l'a rendu très populaire auprès des producteurs. Lorsqu'elle accepte d'être l'invitée d'honneur du 9ème épisode du Judy Garland Show en octobre, on veille donc à ce que le moindre de ses désirs soit exaucé.



Judy Garland, la star du show pour des raisons évidentes, est totalement séduite à l'idée de travailler avec cette nouvelle venue dont elle dit du bien partout, ne loupe aucune apparition sur scène et continuera jusqu'à sa mort en 1969 à vanter les talents uniques. Pour les précédents épisodes de son programme, dont un seul a jusque là été diffusé par CBS avec de très bonnes critiques, elle a eu l'occasion de retrouver ce qu'on peut appeler la vieille garde hollywoodienne : Donald O'Connor, June Allyson, Mickey Rooney, Lena Horne, forcément croisés lors de ses années à la Metro. Barbra c'est un souffle frais, Judy est ravie.

Après d'âpres négociations, le script du show est approuvé : Barbra chantera deux solos, dont un extrait de son nouvel album à venir, deux duos avec Judy et participera à la séquence que Judy affectionne particulièrement, "Tea for two", au cours de laquelle elle s'entretient librement avec son invité devant une tasse de thé. Sauf que la reine de Broadway, Ethel Merman, qui tourne un autre show CBS dans le même studio, a été contacté pour participer à la même séquence qu'elle doit clore par une chanson. On parlemente, on fait de nouvelles propositions, Barbra menace de tout arrêter si son temps de présence est abrégé, Judy refuse de se fâcher avec Ethel qui est une de ses amies et la solution est trouvée : Ethel chantera les premières mesures d'un de ses succès dans le public, fera semblant d'être là par hasard, rejoindra les deux femmes pour la fin de "Tea for two" qui se terminera par une chanson à trois.

Parfait. Du moins sur le papier. Quand on sait que le personnage d'Helen Lawson dans "La Vallée des poupées" est inspiré d'Ethel Merman, on sait donc qu'il n'y a qu'une vedette dans un show où apparaît Ethel et c'est elle. Commence alors, une grande opération de sabotage.

Le jour de l'enregistrement, tout commence pour le mieux : Judy papotte avec Barbra, lui propose une tasse de thé que Barbra refuse puisque c'est le gag récurrent de cette séquence, une voix les interrompt et on découvre Ethel dans le public, que Judy s'empresse d'aller chercher.


L'arrivée sur le plateau d'Ethel donne lieu au premier cafouillage de la séquence puisque se plaçant logiquement à la droite de Barbra, qui en temps qu'invitée se doit d'être au centre, elle ne tarde pas à se retrouver au milieu lorsque Barbra se déplace. Et inutile de vous dire qu'Ethel ne va plus en bouger. Après quelques questions à son amie, Judy refait la lumière sur Barbra en invitant Ethel à s'intéresser à elle, ce qu'elle fait en lui demandant quels sont ses projets. Barbra, et tout le monde le sait puisque la nouvelle a fait la une de tous les magazines, vient d'être retenue pour jouer Fanny Brice dans la comédie musiciale "Funny Girl", c'est donc ce qu'elle répond sans avoir le temps d'ajouter de quoi il est question puisqu'Ethel lui demande qui en est le compositeur, Jule Styne a juste le temps de répondre Barbra et Ethel de s'exclamer "Oh mon Dieu il a écrit "Gypsy" qui est son plus gros succès personnel récent. Salve d'applaudissements pour Ethel qui enchaîne en demandant qui sont les producteurs, les producteurs de "Gypsy" bien sûr, nouveaux applaudissements et fin des questions à Barbra avec Ethel, pas l'ombre du seconde condescendante, qui ajoute " tu es entre de bonnes mains jeune fille".



Arrive enfin le moment de la chanson. Surprise, l'air que semble choisir par hasard Ethel Merman, en ajoutant "Je crois que celle-là tout le monde la connait" est "There's no business like show business", tiré de la comédie musicale "Annie reine du far-west" d'Irving Berlin, triomphe pour Merman lors de sa création en 1946 et certainement une des chansons qui lui est le plus asociée. Ethel commence, comme à son habitude, avec une puissance de décibels proche d'un 747 au décollage, suivie par Judy et tant bien que mal par Barbra qui va lâcher prise après deux lignes du couplet. Avec une expression proche du "Mais que fais-je ici", Barbra se met à rire, se tient la tête, peut-être déjà sourde d'une oreille et arrête de chanter.


Dans un mouvement rarement vu à la télévision sauf en cas de reportage sur les sauvetages en mer, Judy, qui a remarqué que Barbra n'est plus là, tend son bras, agrippe la manche de Streisand et la tire, replaçant Barbra dans le trio. Elle finira la chanson avec une expression qu'elle n'a, semble-t-il, plus utilisé depuis en concert : bouche déformée, main crispée, regard exhorbité.



L'arrivée de la note finale sera apparemment un soulagement pour Barbra, qui se prête au rire général attendu et qui clot un numéro sur deux dès qu'il semble être improvisé mais elle tournera aussitôt la tête vers les coulisses, sans doute à la recherche de son manager qui put lire certainement dans son regard "Tu es viré". La jeune miss Streisand ne savait pas qu'il lui restait une dernière épreuve à subir. La regardant alors qu'elle n'a pas tourné la tête vers elle une seule fois pendant la chanson, Ethel lui sourit et l'embrasse virilement, lui écrasant semble-t-il une partie de la boîte crânienne au passage. La raison des acouphènes dont elle souffrira par la suite ?



Les exécutifs de CBS, enthousiasmés par ce qu'ils virent ce jour là, prirent aussitôt la décision de programmer sur l'épisode qui, bien que le 9ème tourné, fut diffusé comme l'épisode 2. Intrigués par ce brusque changement de programme, de nombreux journaux consacrèrent un nouvel article au Judy Garland Show qui venait de démarrer la semaine précédente avec Mickey Rooney comme invité d'honneur. Les critiques furent dithyrambiques, Judy et Barbra louées et la séquence mélant Judy, Barbra et Ethel entra aussitôt dans la légende comme la seule video non pornographique capable de procurer une érection à un homme gay.

Si le show connut une fin moins glorieuse, saboté par CBS, il reste un des monuments de la télévision américaine. Barbra Streisand, qu'on ne revit plus jamais perdre pied en public, décida que ce serait sa dernière participation à une émission de tv en temps qu'invitée, elle serait désormais la star et rien d'autre. CBS lui signa un contrat mirobolant pour une série de shows qu'elle put entièrement contrôler et dont elle ne partagea la vedette qu'à de très rares exceptions. Bien des années plus tard, lors d'un concert filmé pour la télévision en 1986 dans sa propriété de Malibu et destiné à lever des fonds pour la campagne démocrate, elle introduisit une chanson en expliquant qu'elle s'était toujours refusée à la chanter car elle était associée à l'une des plus grandes chanteuses du monde. Une chanteuse avec laquelle elle avait travaillé et qui l'avait marquée profondément. Cette chanson c'était "Over the rainbow". Et si ça ce n'est pas un hommage au-delà du suave...




3 commentaires:

Claire a dit…

Eh bien tu vois, j'ignorais que notre amie Barbra souffrait d'acouphènes !

soyons-suave a dit…

C'est un réel problème en effet mais qu'elle surmonte. A la réflexion je me demande si ce n'est pas du à la beigne que Barbra semble se prendre d'Ethel lorsque Judy l'attrappe...

Fabrice a dit…

Quel talent de conteur ! Quel souffle épique ! Quelle belle histoire !

J'aurais bien aimé que l'on me racontât des histoires de ce genre, quand j'étais petit...

Merci, merci à vous.