dimanche 27 mai 2012

Les très suaves heures de l'histoire contemporaine : le jour où il fut temps d'inventer un nouveau gâteau.


En 1927, un ingénieur du son d'une quarantaine d'années, amoureux de la cuisine et qui habitait avec maman, mit au point dans son appartement d'Hollywood, après plusieurs centaines d'essais infructueux, un gâteau qui ne ressemblait à aucun autre. Dans les années 30 aux Etats-Unis, la pâtisserie laissait le choix entre les gâteaux au beurre, moelleux mais potentiellement raplapla et les génoises, aérées mais menaçant de sécher rapidement.

Triste temps donc pour les becs sucrés, jusqu'à ce que Harry Baker n'ait l'idée ingénieuse de combiner les principes de la génoise (on bat les blancs jusqu'à ce que mort s'en suive pour faire monter) et les charmes évidents des matières grasses. Son secret fut de mélanger de la levure, de la crème de tartre (sorte de bicarbonate) et de l'huile, mais ce qu'il se garda bien de dire.

L'autre invention du Brown Derby : la Cobb salad.

N'étant pas un professionnel des métiers de bouche mais conscient qu'il venait de donner naissance à quelque chose de rare, Harry, son nouveau gâteau sous le bras, fit le tour des restaurants de Los Angeles jusqu'à ce que les propriétaires du très select Brown Derby d'Hollywood ne tombent à la renverse en goûtant le chef d'oeuvre sans nom. Aérien mais riche, savoureux et pourtant assez peu calorique, le nouveau dessert fut instantanément inscrit à la carte du restaurant où se pressaient les stars de cinéma et devint la gourmandise préférée de Louella Parson.

Pendant 15 ans, le gâteau mystère d'Harry Baker va faire les délices des clients du Brown Derby et des célébrités qui commandaient à tours de bras au pâtissier amateur de quoi agrémenter les brunchs du dimanche. Lui seul en connaissant la recette, c'était parfait pour en conserver le secret mais insuffisant pour produire à un rythme industriel. En 1946, Harry Baker se retrouva sans argent et à deux doigts d'être expulsé de chez lui. Une seule solution s'offrit alors : vendre au plus offrant la recette tant convoitée.


L'histoire raconte qu'après avoir lu qu'en 1945, la deuxième femme la plus populaire des Etats-Unis était la déesse de la cuisine Betty Crocker, après, tout de même, Eleanor Roosevelt, Harry Baker décida de se rendre au siège de l'empire Crocker à Minneapolis afin de lui confier, contre une somme conséquente, la recette du mystérieux gâteau. Et s'il lui vendit bien en 1947 pour un prix encore aujourd'hui secret, les droits de son enfant, il ne put cependant pas la rencontrer, pour la simple et bonne raison qu'elle n'existait pas.

Sorte de Mamie Nova de la farine, Betty Crocker fut inventée en 1921 par le futur géant de l'agro-alimentaire General Mills qui souhaitant conférer une touche plus personnelle aux réponses des nombreux courriers qu'il recevait de consommatrices. On créa donc la parfaite interlocutrice, qui fut d'abord une voix à la radio et en 1936, on lui offrit enfin un visage, ornant dorénavant les emballages des nombreux produits General Mills. A partir de 1950, elle prit même corps, interprétée à la télévision par l'actrice Adelaide Cumming. Mais même sans cela, personne ne doutait de son existence réelle.


Betty Crocker devint rapidement si populaire que son nom se transforma en marque sous laquelle General Mills se mit à vendre des mix, préparations auxquelles il faut le plus souvent ne rajouter qu'un oeuf ou un peu de lait pour obtenir ce qui figure sur le paquet. Mais l'idée géniale de la société de minotiers fut d'inclure sur chaque emballage un coupon à découper, permettant d'obtenir en échange des ustensiles, des fiches cuisines puis des livres de recettes. En peu de temps Betty Crocker fut dans tous les foyers.

Betty Crocker accompagna la ménagère américaine durant la crise économique de 29, les restrictions de la seconde guerre mondiale, leur apprit à garder un mari et la ligne. C'est donc naturellement elle qui introduisit dans le numéro de mai 1948 du magazine "Better Homes and Gardens" la plus grande révolution culinaire depuis un siècle (dixit la publicité accompagnant la recette), le gâteau de Harry Baker, enfin baptisé d'un nom : le "Chiffon Cake".


La vague "Chiffon" dévasta tout sur son passage et entre 1948 et 1960, rares furent les repas qui ne se terminèrent pas par un Chiffon, à l'orange (recette originale), au citron, puis à la noix de coco, au sirop d'érable, aux noix de pécan, à la menthe, au chocolat, à la banane, à l'ananas et notre préféré, le noisettes - cerises. L'ingrédient mystère qui conférait au gâteau sa différence, rappelons-le, de l'huile, fut rapidement dévoilé et remit en mémoire les heures créatives des rationnements quand on s'adonnait à ce qui semble encore aujourd'hui fort improbable : les gâteaux à la mayonnaise quand le beurre manquait.

Betty Crocker vendit bien sûr de nombreux mix de Chiffon, en donna toutes les variations possibles dans son essentiel "Cook book" de 1950, vendu à ce jour à presque 30 millions d'exemplaires. Naturellement, le Brown Derby, au moment de sortir son propre livre de recettes, y ajouta la recette mystère, heureux de découvrir, enfin, comment était fait le dessert qui avait contribué à sa renommée. Harry Baker, lui, disparut, contemplant, de loin et très riche, le succès de son invention.


Même lorsqu'elle est sucrée, une mode n'est pas éternelle et petit à petit, le Chiffon lassa, laissant sa place à d'autres délices que Betty Crocker, entre autre, commercialisa. Rions de voir qu'en 1966, elle invitait à découvrir les cupcakes, qui mirent donc plus de 40 ans à traverser l'Atlantique.

En 1963 cependant, le Chiffon se propulsa en première place des hit-parade lorsque, sous la forme de Judy Craig, Patricia Bennett, Barbara Lee et Sylvia Peterson, il chanta "He's so fine". Rien à voir nous direz-vous ? Pas si sûr...


Loin de n'être qu'un souvenir du passé, on peut encore aujourd'hui croiser des Chiffon Cakes dans des épisodes de Mad Men mais surtout au Japon où il est toujours très populaire, notamment parfumé au thé matcha. Son orthographe a beau être "Shifon", cela ne trompe personne.

Et si vous voulez en savoir plus sur "Betty Crocker", nous ne pouvons que vous conseiller la lecture de "Finding Betty Crocker", qui retrace, avec recettes et énormément d'humour, la saga de la plus célèbre cuisinière n'ayant jamais existé. Un livre évidemment à feuilleter en croquant dans une part de Chiffon. Evidemment.

3 commentaires:

Jérôme (moins anonyme) a dit…

Vous êtes le deuxième site que je lis à parler de ce truc en une semaine... Vous pourriez au moins votre recette préférée

soyons-suave a dit…

On ne sera jamais trop à parler Chiffon. Mais il nous semble qu'un mot manque dans votre message Jérôme, non ?

soyons-suave a dit…

Au cas où il manque "donner" à la phrase "Vous pourriez au moins votre recette préférée", voici donc comment réaliser le seul et l'unique "Chiffon aux cerises et aux noix".

1. Mélanger 2 cups 1/4 de farine, 1 cas de levure et 1 cup de sucre. Ajouter 1/2 cup d'huile neutre (colza, tournesol par exemple), 8 jaunes d'oeufs, 1/2 cup d'eau, 1/4 cup de jus de cerises et 2 cac d'extrait de vanille. Mélanger le tout.

2. Dans un autre récipient, battre en neige les 8 blancs d'oeufs avec 1/2 cac de crème de tartre (ou bicarbonate). Ajouter et mélanger au précédent appareil.

3. Ajouter maintenant 3/4 de cup de cerises maraschino (sans les queues, ah ah) et 3/4 de cup de noix concassées.

4. Verser le mélange homogénéisé dans un moule à savarin plutôt haut (un tube pan) préalablement tapissé de papier sulfurisé et cuire 50 à 60mn dans un four chaud à 170°, que vous aurez évidemment préchauffé.

5. Sortir du four, retourner le moule et laisser refroidir. Glacez un fois froid d'un mélange d'1 cup de creamcheese (Philadelphia), 4 cups de sucre glace et 1 cas d'extrait de vanille, battus ensemble à vitesse réduite.

Voilà. Suavement décadent. Mais étrangement assez léger.